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par Georges Rivière le 18 octobre 2021

Entretien avec Iss, militante anarcha-féministe algérienne

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Article extrait du Monde libertaire n°1831 de septembre 2021

Georges Riviere est allé à la rencontre d’une militante de l’association Tharwa N’Fadhma N’Soumer, Iss.





Tu es militante féministe en Algérie, et actuellement le pays est traversé par un immense mouvement populaire, le Hirak, qui dure depuis plus de 2 ans, s’est interrompu un moment pendant la pandémie et reprend maintenant… Comment t’y insères-tu en tant que féministe ? On parle beaucoup du « carré féministe »
Le pays a connu une révolution sociale qui s’est enclenchée un certain 22 février 2019, et c’est de loin son caractère spontané, indépendant, mais toutefois coordonné qui a propulsé les différentes revendications sociales. On y voit une Algérie qui peut être plurielle, et comment cette pluralité peut constituer une force déterminée, pacifique, face à un pouvoir dévastateur. La maturité et la solidarité sociale ont créé une cassure au sein du système en place. Et cette faille c’est le mouvement populaire, c’est le Hirak.
En tant que militante et activiste féministe je porte mes propres revendications de citoyenne au sein de ce mouvement populaire. Mes revendications sont pour l’heure purement féministes car l’urgence à mon sens reste la femme, et aucune fraction de la Terre ne peut être véritablement libre, sans que les femmes ne le soient à leur tour. De ce fait, je milite contre toutes les formes de dominations sexistes, dont la domination patriarcale qui reste omniprésente dans notre société et qui prend racine au sein de toutes les sphères de la vie. Concernant le carré féministe, bien que je milite au sein d’une association féministe, je reste indépendante, et je rejoins la marche au milieu des hirakistes sans distinction ni inscription aucune : aujourd’hui je peux marcher à côté des socialistes, demain à côté des communistes, cela ne fait de moi ni une socialiste, ni une communiste, mais une citoyenne indépendante, à part entière, qui se bat aux cotés des diverses minorités.

Dans la rue, pendant les marches, comment a été comprise l’affirmation spécifique des féministes dans la rue ? Certains « progressistes » disaient qu’il fallait être avant tout unis contre le système et que ce n’était pas le moment. Qu’en penses-tu ?
Oui certes, et c’est de loin ma plus grande déception aussi bien en tant que personne humaine qu’en tant que citoyenne. On ne cesse de nous répéter que « ce n’est pas le moment » et ce, depuis l’indépendance. Cela dit, ayant appris de l’histoire, nous ne laisserons pas les erreurs passées se répéter. Nos revendications s’inscrivent aussi bien dans l’urgence que dans la survie. Il n’y a pas de démocratie sans égalité sinon c’est une grosse farce. Alors à un moment il faut arrêter : et que ceux qui viennent contrecarrer nos revendications s’informent sur le sens que véhicule la démocratie.
Le combat reste rude, car affirmant des opinions qui ne s’inscrivent dans aucun courant de pensée en Algérie, on se sent déjà très seule. Mais de là à voir des pseudos progressistes taire les revendications les plus élémentaires, c’est extrêmement enrageant.

Quelle est la situation actuelle des femmes en Algérie ?
Elle est difficile et violente. La récente et terrible agression de neuf enseignantes à Bordj Badji Mokhtar en porte le témoignage. La violence à l’encontre des femmes est un problème universel qui touche des millions d’entre elles à travers le monde, quelle que soit leur culture, leur appartenance sociale ou leur niveau d’instruction.
Nous avons même des difficultés à faire reconnaître le mot « féminicide ». Il doit être reconnu dans les médias. C’est aussi mon combat, en tant que journaliste et que féministe ….
La multiplication des enquêtes sur cette réalité, la pression des mouvements de femmes et des associations des droits humains pourraient conduire à des progrès importants de la législation si la mobilisation était plus forte, si nous étions mieux soutenues.

En Algérie, les données existantes sont rares et tout à fait parcellaires. Quelques statistiques existent néanmoins, et proviennent du monde associatif. Celles-ci ont fourni des informations montrant qu’ici, comme ailleurs, c’est au sein de l’espace familial que les femmes sont le plus exposées à diverses formes de violence. Le Code de la famille condamne les femmes dans et hors la cellule familiale à être mineure à vie. Par exemple, l’inégalité dans l’héritage ; la femme n’ayant droit qu’à une petite part, fait que sa situation économique n’est « presque » jamais égale à celle d’un homme. Il ne lui reste que l’autonomisation, la conquête de l’indépendance économique, et il faut beaucoup de courage pour sortir de son foyer, faire de longues études et travailler par la suite. La plupart finissent par se marier sous différentes pressions d’ordre économique et social et deviennent des outils de reproduction. C’est le principe même du patriarcat. Une autre étude montre que l’Algérie a le plus grand taux de femmes ingénieures dans le monde alors qu’il n’y a que 18% de femmes sur le marché du travail.

On pourrait parler de 3 grands moments historiques de la lutte des femmes algériennes, celui des Moudjahidat, de la génération « vingt ans baraket », et la tienne, celle des réseaux sociaux, de l’hyper- connectivité. Quel est votre lien avec ce passé, somme toute, récent ?
Pour ma part, je suis descendante directe de la génération qui a scandé dans le temps « abrogation du Code de la famille » plutôt que de celle qui a scandé « amendement ». Il n’y a pas d’amendement possible dans ce qui est un code du mépris. Je regrette que ceci ait créé des fissures dans le mouvement féministe algérien. Après toutes ces années passées, et après les expériences vécues, certaines s’escriment encore et en vain à obtenir des modifications à la marge. La situation des femmes ne s’est pas vraiment améliorée. Il y a donc continuité avec l’action de « vingt ans barakat » (vingt ans de code la famille ça suffit) entreprise par les associations SOS femmes en détresse et Tharwa N’Fadhma N’Soumer, dont je fais partie.

Y a-t-il de nouvelles problématiques féministes ? De nouvelles revendications ? 
Oui, bien sûr. Il y a par exemple l’émergence d’une autre lutte féministe, celle de l’Écoféminisme. Plus que jamais nous sommes confronté(e)s à des crises systémiques dont l’origine et les racines sont profondes, et il y a la nécessité dans laquelle nous nous trouvons d’y apporter une réponse. Cette crise structurelle compromet gravement les systèmes écologiques qui rendent la vie possible. Cela représente une grave menace pour les moyens de subsistance et les droits des peuples. Nous savons que lorsque les systèmes hydriques sont menacés, le droit fondamental à l’eau l’est également. Lorsque les monocultures augmentent, la biodiversité est perdue ou lorsque les changements climatiques sont exacerbés, la production alimentaire est menacée. Nous devons démanteler le système d’oppression et d’exploitation qui se reproduit aussi dans la nature. Ce qui est nouveau c’est que nous faisons le lien entre la domination patriarcale, sa violence, son mépris, et la domination incontrôlée, productiviste, en un mot capitaliste, sur la nature.

Tu fais partie d’une association, laquelle ? 
Oui, comme je vous l’ai dit, je fais partie de l’association féministe Tharwa N’Fadhma N’Soumer (vous avez dit qui était cette femme).
Elle a été créée par deux infatigables militantes féministes, Ourida et Yasmina Chouaki en 1997 pour l’abrogation du Code de la famille et l’instauration de lois civiles et égalitaires.
Depuis près de deux années nous avons amené une nouvelle forme d’organisation qui est innovante en Algérie. Beaucoup d’associations sont organisées sous un mode très hiérarchique et pyramidal. Nous, nous nous sommes organisées en bureau collégial, avec une présidence tournante, ce qui permet aussi aux nouvelles militantes de s’affirmer dans la lutte et d’acquérir certains mécanismes aussi bien sur le terrain qu’en ayant accès aux formations à l’instar des « anciennes ».

Y a-t-il de nombreuses associations féministes ? Existent-elles sur tout le territoire ? Quelles sont leurs différences ? Travaillent-elles ensemble ?
Oui, certainement, il existe de nombreuses associations féministes sur le territoire algérien, la différence la plus flagrante qui existe entre ces associations, comme je l’ai dit, est liée aux revendications concernant le Code la famille ; certaines sont radicales et réclament son abrogation pure et simple, tandis que d’autres optent pour la réforme en revendiquant par exemple simplement l’abrogation d’articles de loi. Or c’est l’existence même de ce code qui légitime l’écrasante domination du patriarcat.
Notre association travaille énormément en collaboration avec l’association féministe FARD Femmes algériennes revendiquant leurs droits, présente à Oran, ou encore l’association féministe Assirem yellis n’Djerdjer de Tizi-Ouzou qui partagent les mêmes valeurs et les mêmes revendications.

Tu te définis comme anarchiste. Je connais peu de personnes qui se définissent comme telles en Algérie.
Ça veut dire quoi pour toi ? Ça ne doit pas être évident. 

Le chemin est très long pour l’être véritablement, mais j’y travaille et je tends vers cette philosophie de vie car elle constitue pour moi la solution à tous nos maux. Depuis le temps nous voyons les dommages engendrés par l’organisation verticale de la société, et l’humain ne cesse de courir vers sa propre fin en restant sur des positions ravageuses.
Être anarchiste et féministe en Algérie « Anarcha-féministe » est une lutte quotidienne puisque cette fraction de la terre est le berceau de tout ce que l’anarchie réprouve, cela signifie, se préparer à une certaine solitude : je parle de la solitude de l’esprit.

Comment t’es-tu informée de cette philosophie politique ? Il n’y a pas de courant politique anarchiste en Algérie.

La première fois que j’ai entendu parler d’anarchisme j’étais encore adolescente. Amoureuse invétérée de l’érudition, le savoir sous toutes ses formes, durant mes activités de recherche, j’ai rencontré cette philosophie qui m’a, sur le champ, entièrement conquise. À mesure que je lisais entre histoire et définitions en passant par des figures telles que Louise Michel, Élisée Reclus, Bakounine et bien d’autres encore, en me documentant sur ce qu’était cette notion jusqu’alors ignorée, j’ai cessé de me sentir seule.
En Algérie bien que j’aie déjà croisé sur mon chemin certaines personnes qui se définissent comme anarchistes, je n’ai à ce jour rencontré aucun courant politique qui s’inscrit dans cette vision.

Quel lien fais-tu entre féminisme et lutte des classes ?

Le féminisme aspire à s’affranchir de l’assujettissement au système patriarcal qui constitue de loin la toute première hiérarchie et manifestation dans la société algérienne de la domination des hommes sur les femmes. Ainsi, le combat contre le patriarcat pour l’émancipation des femmes est indissociable de toutes les luttes contre l’exploitation de l’humain par l’humain, contre l’oppression économique, l’État et contre le système en place qui gangrène le pays depuis l’indépendance. La liberté, la justice sont un tout qui ne peut-être fragmenté.

Quel lien fais-tu entre anarchisme et féminisme ?
À mon sens, anarchisme et féminisme sont intrinsèquement liés puisque les deux contestent toute forme d’assujettissement de hiérarchie et de domination entre une personne humaine sur une autre personne humaine. L’Anarchie prône un processus de prise de décision qui se veut égalitaire, participatif, et consensuel. Le féminisme lutte contre l’oppression et la domination des femmes par les hommes et pour l’affranchissement de celles-ci en instaurant l’égalité entre les sexes. Aussi, le féminisme insiste pour que le processus de prise de décision soit délibératif et consensuel. Pour ces raisons, l’anarchisme ne peut faire entorse au féminisme et vice-versa.

Georges Riviere, Iss avec la participation d’Amina.
PAR : Georges Rivière
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le 18 octobre 2021 09:18:33 par Luisa

Dommage ! Il manque un mot majeur, le moteur même de l’oppression : la religion !!
Elle est partout dans le quotidien pluriel, dans les têtes, dans les comportements. C’est elle qui dicte les lois, les usages. Un poison mortifère pour toute la société algérienne, pour les femmes comme pour les hommes et les enfants.
C’est vrai, le peuple algérien n’a jamais été indépendant et le colonialisme français n’a fait que changer de mains, mais le poids de la religion
a toujours été le dénominateur commun à l’exploitation, à la soumission.
- Il faut s’en débarrasser ! Et en parler !
Merci pour cet article qui me parle ( … )