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par Vincent Rouffineau le 29 juillet 2017

AUSCHWITZ : SYMBOLE, LANGAGE ET REVISIONNISME

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A George Steiner

« La mort est un maître d’Allemagne ses yeux sont bleus
Il te touche avec une balle de plomb il te touche avec précision
Un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
Il lâche ses chiens sur nous et nous offre une tombe dans les airs
Il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître d’Allemagne

Tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamith 
»

(Paul Celan, « Fugue de mort »)


Je reçois par mail la reproduction d’une affiche italienne : une photo, représentant des hommes et des femmes derrière des barbelés, certainement des migrants. Une phrase : « Ce n’est pas Auschwitz en 1942, c’est l’Europe en 2017 ». Cette photo se veut l’écho d’autres images, qui ont fait le tour du monde : des gens derrière des barbelés, retenus contre leur volonté, les yeux hagards, vêtus d’habits rayés, filmés par l’armée rouge quelques jours après la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. Les autres images du film ont été moins diffusées auprès du grand public, parce qu’elles montraient des amoncellements de corps, dans la neige, hommes, femmes et enfants mêlés dans la mort, tués par le typhus ou par leurs gardiens : les autres victimes, celles des chambres à gaz, avaient déjà été réduites en cendres.

Solliciter Auschwitz, c’est en appeler au symbole : Auschwitz n’est pas seulement un camp d’extermination, c’est un mot qui contient en lui-même l’ensemble des crimes nazis, un mot qui dit l’indicible : ce que représente Auschwitz, la négation de l’humanité de ses victimes, amoncelées en grappes de cadavres, efface le langage, ce que Bossuet  exprime dès 1670 : « notre corps prend un autre nom. Même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps : il devient un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue ; tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes ». Auschwitz n’efface pas seulement le langage, il échappe à la tentative de forger de nouveaux mots pour appréhender, même partiellement, le gouffre qui s’ouvre avec lui sous les fondations de la civilisation. Les mots dont nous disposons sont impuissants à saisir le vertige dont l’esprit est saisi lorsqu’il plonge les yeux dans cet abîme. Septembre 1941 : un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, dénudés, avancent vers une fosse : ils s’allongent sur les cadavres étendus à leurs pieds, trois tireurs visent leurs nuques, les balles font naître une bruine de sang, les os volent en éclats. Certains sont seulement blessés : pas le temps de les achever, tant pis, ils seront étouffés par la masse des corps qui ne tarderont pas à s’accumuler au-dessus d’eux. La scène se reproduit, heures après heures, pendant deux jours : 33 771 personnes seront assassinées. On appelle cet événement le massacre de Babi Yar, mais le mot « massacre » a-t-il encore un sens face à cet océan glacé de ténèbres, d’horreur, d’angoisse ? Un poème tente d’en restituer l’horreur dans la symphonie n°13 de Chostakovitch, dans l’adagio « Babi Yar » : « Je deviens un cri gigantesque, au-dessus de milliers d’hommes enterrés, je suis chaque vieux assassiné ici, je suis chaque enfant assassiné là »… Mais la musique elle-même ne peut se substituer au langage : face au ravin de Kiev, seul le silence total peut exprimer le vide qui s’ouvre dans notre pensée, dans notre capacité à construire des modes de perception du réel. Même le mot « massacre » est futile, inachevé, inopérant. C’est autre chose qui se produit, une réalité hors du monde.

L’image de l’entrée du camp d’Auschwitz est connue : deux voies ferrées convergent vers un bâtiment de briques, au centre duquel se dresse une sorte de tour, percée d’un portail. Cette tour n’est pas seulement l’entrée du camp, c’est la porte qui s’ouvre sur un monde hors de l’histoire : l’univers concentrationnaire nazi, mais aussi celui des einsatzgruppen, celui des ghettos de Varsovie, de Cracovie, de Riga, celui des fosses de Kamenets-Podolski, celui des bûchers de Krepiec qui brûleront de janvier à juillet 1943. C’est un monde hors de l’histoire, car il est hors du langage, hors de tout ce que l’humanité a conçu au fil des millénaires : un outre monde, ou, comme l’écrit George Steiner, un « antimonde ». C’est un monstre tentaculaire pareil au Léviathan phénicien, le monstre du chaos originel. Il est hors de l’humanité, mais pourtant ce sont des hommes qui l’ont fait vivre, qui l’ont alimenté de sang et de chair, des hommes qu’il a fallu juger, mais dont les crimes ne relevaient de rien de connu et pour lesquels un nouveau mot fut nécessaire : celui de « génocide », créé en 1944 par Raphael Lemkin. Les nazis, avant lui, avaient inventé « endgültige lösung », la solution finale : pour eux, cela signifiait une solution définitive au « problème juif » (judenfrage), mais pour nous, à la lumière des faits, de sa réalité concrète, cela peut aussi signifier qu’au-delà, il n’y a rien : comme si, après sa réalisation, l’humanité avait atteint un point ultime du concevable. Cette idée n’est pas exclusive à la solution finale, elle imprègne l’imaginaire nazi, comme l’illustre cette histoire qu’on racontait en Allemagne dans les années 1940 : « A l’école, on demande à un élève : qu’y a-t-il après le IIIe Reich ? Il répond : le IVe Reich ; son professeur lui rétorque : non ! Il n’y a rien après le IIIe Reich ».

Le langage est à ce point démuni face au nazisme que les nazis eux-mêmes ont forgé leur propre sémantique, que décrit Victor Klemperer dans « La langue du IIIe Reich » : le sens est modifié (« fanatique » devient un mot aux connotations positives), ou de nouveaux mots émergent par association. De manière générale, la langue du IIIe Reich mécanise le langage : la parole, comme les actes, tout est betrieb (organisation, machine) ; le sentiment n’existe qu’en surface, il est mis au service d’un système technique qui le contrôle à des fins de discipline (G. Leroux, « philologie du nazisme », revue « Argument », n° 9). Ce système technique permet d’envisager l’industrialisation de la mort, de rationaliser l’assassinat, de considérer la destruction de vies humaines sous l’angle de la productivité et de la comptabilité : tout est enregistré, les meurtres font l’objet de rapports qui sont analysés afin d’améliorer le rendement. Dans les caves de la Gestapo, des sténographes notent consciencieusement les cris d’horreur et les râles d’agonie. Comme l’écrit V. Klemperer : « Conformément à son exigence de totalité, le nazisme technicise et organise tout », jusqu’à la façon de faire entrer leurs victimes dans la chambre à gaz. Le langage n’échappe pas à cette entreprise de rationalisation. Toutefois, le nazisme n’innove pas seulement en créant une langue : il introduit une autre nouveauté, celle de contaminer la langue qui lui survit. Comment, en Allemagne, aujourd’hui, se promener dans un bois de hêtres (buchenwald), acheter un guide touristique (führer), prononcer les mots du langage courant qui ont été au cœur du projet nazi : blut, volk, gemeinschaft, sans en arrière-fond entendre les éructations des gardes SS à l’ouverture des portes des wagons ? La langue allemande peut-elle échapper à la contamination après avoir servi à planifier la solution finale à Wannsee, après avoir été la langue des paroles du Horst Wessel Lied, après avoir créé les mots schutzstaffel (SS) ou judenfrei (« région sans juifs ») ? Klaus Mann, l’auteur de « Contre la barbarie », écrit dans son journal en 1940 qu’il lui sera désormais impossible de lire un livre en Allemand.

Les maîtres du langage eux-mêmes n’ont pu approcher l’inimaginable : lorsque Dante nous propose sa vision de l’enfer, les supplices qu’il décrit dans ses cercles successifs sont des réalités banales dans le ventre du Léviathan nazi. Dans le troisième cercle, les trois gueules de Cerbère déverse une pluie froide et noire de boue sur les damnés : sur l’appellplatz d’Auschwitz, matin et soir, les détenus restent debout, pendant des heures, sous la pluie glacée, les pieds engoncés dans des sabots qui s’enfoncent dans la terre, malheur à celui qui s’effondre. Dans le cinquième cercle, les damnés croupissent dans l’eau boueuse du Styx : à Bergen-Belsen, les gardes précipitent les détenus dans les latrines pour les voir se noyer dans les matières fécales. Dans le septième cercle, les hérétiques sont plongés dans des rivières de sang en ébullition : au procès de Nuremberg, une survivante raconte avoir été réveillée dans la nuit par le hurlement des enfants jetés vivants dans les fours crématoires. Dans le neuvième cercle, Lucifer lui-même broie dans ses trois gueules les traîtres Judas, Brutus et Cassius : en 1942, à Tsyboulievo, dans le district de Vinnista, les enfants du village furent enterrés vivants. Mais l’antimonde nazi dépasse Dante : aucun damné de la Divine Comédie n’est contraint de pendre lui-même son enfant, dans la nuit du baraquement, pour lui épargner les souffrances du lendemain. Les poètes, les romanciers, ne peuvent, malgré leur art, inventer de nouvelles formes du langage face à cet inimaginable déchaînement d’inhumanité, comme nous ne pouvons réellement donner un nom à l’océan de cadavres roulant en vagues sous la lame des bulldozers alliés, seul moyen de débarrasser le sol du camp de Mauthausen du tapis de ses morts. Les ressources du langage sont impuissantes face au spectacle des montagnes de corps blêmes, entremêlés, les yeux ouverts emplis de neige.

Face à cette impuissance du langage se dresse le portail d’Auschwitz. Au-dessus de lui, les nuages d’une fumée noire, stagnante, emplie de l’odeur des corps brûlés, et des flammes visibles à 40 kilomètres. Mais aujourd’hui, au mémorial d’Auschwitz, il y a une buvette, un restaurant, on mange des hot-dogs avant d’aller se promener en famille devant les anciens baraquements. Le portail de fer forgé où est écrit « Arbeit macht frei » est le lieu de prédilection pour les photos souvenirs : les perches à selfie ont remplacé le gourdin des kapos. On marche en groupe, habillés de shorts et de polos colorés, le long des barbelés. Le souffle murmuré des fantômes des petits enfants assassinés par milliers ne parvient pas aux oreilles des visiteurs, et ceux qui pourraient l’entendre ne le peuvent pas : la masse des touristes, envahissante, bruyante, a transformé le lieu en parc d’attraction. La signification du symbole Auschwitz s’est diluée dans la défaite du langage, et dans l’écueil des comparaisons. En l’absence de langage, il n’y a que les images, dont la mémoire est vite saturée, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Régine Robin : le sens profond d’Auschwitz, le symbole Auschwitz, cette porte ouverte sur l’antimonde nazi, finit par se résumer à des détenus derrière des barbelés, comme sur les images filmées par l’armée rouge. Petit à petit, tous les barbelés deviennent ceux d’Auschwitz, et un camp de détention de migrants est comparé à un camp d’extermination. Or, en faisant cette comparaison, en acceptant la défaite du sens, on se rend coupable de révisionnisme.





Darquier de Pellepoix a écrit qu’à Auschwitz, on n’a gazé que les poux. En déclarant cela, il ne fait pas que nier les chambres à gaz, il nie le symbole Auschwitz, et l’antimonde sur lequel s’ouvre son portail. Or, en sollicitant le symbole Auschwitz pour dénoncer les conditions de détention des migrants, on opère la même négation, à moins d’affirmer qu’il y a des chambres à gaz dans les camps de migrants. Le traitement auxquels ils sont soumis, en Italie, en Grèce, en Turquie, est suffisamment révoltant pour être dénoncé pour lui-même, sans avoir recours à cette comparaison indigne, qui finalement réduit Auschwitz à un camp de prisonniers. L’affiche italienne dont il est question reflète la même perte de sens que celle qui conduit les touristes à faire des selfies sur les rails qui transportaient les familles vouées à la mort, plutôt que de se recueillir en silence devant les ruines des fours crématoires. Aujourd’hui, le ravin de Babi Yar est devenu un parc, ou les familles viennent se promener, mais un monument à la mémoire des victimes, représentant trois enfants, se dresse dans une clairière : régulièrement, on vient glisser un bouquet de fleurs blanches entre les doigts des statues. Il n’y a aucun monument de la sorte à Auschwitz, et même s’il existait, il serait noyé dans la masse des visiteurs, chaussés de sandales, un bob sur la tête. A chaque fois qu’on utilise Auschwitz pour dénoncer une autre réalité, comme ici les camps de migrants, on participe à la dilution du symbole, on accompagne le vide du langage, on fait disparaître dans les limbes de l’histoire les déportés qui ont dû arracher les dents en or de la bouche de leurs propres parents. Chaque comparaison avec Auschwitz est une négation de sa singularité, de sa spécificité, et finalement ajoute au vide du langage l’amputation de sa mesure historique.

On oublie que ce qui est unique, dans Auschwitz, ce n’est même pas le nombre de morts, ni même l’identité des assassins : c’est qu’Auschwitz n’est pas l’instrument d’une politique, comme les autres génocides du XXe siècle, mais qu’il est une politique en soi. Alors que l’Allemagne était attaquée sur deux fronts, en 1944, les trains de déportés étaient toujours prioritaires, devant les trains militaires de transport de soldats ou de matériel. Même le Generalplan Ost, le massacre par les nazis des populations de l’Est, était l’outil d’une politique, celle de libérer l’espace vital du volk allemand. Auschwitz est au contraire l’émanation d’une idéologie, la dynamique génocidaire ne devant cesser qu’avec la mort du dernier juif vivant sur terre, et pas seulement sur une partie d’un territoire. La volonté de destruction d’un peuple s’est traduite par la fermeture des frontières : les nazis ont interdit la sortie de l’Europe aux émigrants juifs, dès octobre 1941, afin de mieux les exterminer. C’est pour cela qu’Auschwitz est un symbole qui échappe au langage : il ne se rattache à rien de connu auparavant dans l’histoire, il échappe à notre compréhension, il représente une singularité qu’on ne peut comparer à rien, à moins de commettre un sacrilège, le seul que je reconnaisse, moi l’anarchiste qui ne reconnaît rien de sacré.
PAR : Vincent Rouffineau
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